jeudi 14 janvier 2010

"Frères Approximatifs", 1ère page d'un roman en stand by...

- I -

« Mort aux Poètes ! », s’écria l’homme libre, alors que la nuit allait se substituer à ses jours, définitivement. D’une voix crépusculaire, il murmura encore quelques pensées rebelles inaccessibles à ses bourreaux, puis il s’éteignit, réduit à l’état de rêve pour ceux qui l’aimaient… La foule silencieuse autour de l’autel rouvrit ses yeux démentiels à la réalité factuelle du sacrifice : l’homme était mort, bien mort, merveilleusement mort ! Et il était vraiment jubilatoire, au-delà des mots, de pouvoir jouer avec la vie !

- II -

« Putain, merde !… »

Un gros bout flasque de ma baguette beurrée vient de tomber dans mon bol de lait au café alors qu’il aurait dû se retrouver dans mon gosier, fondant et chaleureux… La manœuvre de trempage a raté… S’il y a bien quelque chose qui m’énerve dès le petit matin, c’est qu’un gros bout flasque de baguette beurrée tombe dans mon bol de lait au café : il faut aller le récupérer à la petite cuillère, voire avec les doigts, et il reste toujours des petits vestiges mietteux sournois qui viennent troubler la fluidité de votre lapage de lait au café. Là, je n’ai pas le courage d’aller chercher la passoire pour rétablir l’ordre dans mon bol ; je vide son contenu souillé dans l’évier, rince l’objet céramiqueux à l’eau claire, et entreprends de me re-préparer un bon lait au café : il suffit de remplir le bol de lait entier, d’y ajouter trois petites cuillerées de miel, et une petite lampée de café – pour le goût : je n’ai nullement besoin d’un quelconque excitant… Et hop !, le tout au micro-ondes, trois bonnes minutes, afin que la croûte de crème puisse se faire complètement et, ainsi, devenir facilement retirable et jetable-à-la-poubelle. La crème, ça donne un bon goût au lait, mais en soi, c’est absolument répugnant de flasquosité…

Midi dix. Le carillon de l’église du village sonne douze coups. C’est normal, c’est fait exprès. J’ai toujours dix minutes d’avance sur le temps, j’en gagne ainsi en permanence… même si ce jour-là je me suis levé avec plus de quatre heures de retard sur ce que je m’étais imposé la veille en réglant le radio-réveil. Ce dernier a poussé son dernier jingle France-Infoïen ; il fume encore de son crash post-vol-plané, quelque part dans ma piaule. Bâh ! A quoi bon se lever tôt, moi qui suis un rêve-tard ? Autant en profiter, surtout quand on a les moyens - comme moi – de ne pas avoir à travailler pour vivre…

« Y’a cassé la musique du matin ? »

Une grosse voix derrière moi et mon nouveau bol de lait au café. Je sursaute. Mon dernier bout de baguette tombe dans le liquide tiède. Putain, merde !

« T’es con ou quoi, Arthur ? Tu m’as foutu les boules, bordel ! »

Je gueule. Ca fait du bien, de gueuler. Ca réveille, ça réchauffe. Et puis, quand on gueule, il n’y a pas besoin de se fouler les cellules grises à la recherche d’un vocabulaire… recherché, justement.

« Dis, Yann, y’a cassé la musique du matin ? »

Il se répète, le frangin. Il s’obstine. Soit.

« Eh oui, « y’a cassé la musique du matin » ! C’est mon droit, non ? C’est mon radio-réveil, j’en fais ce que j’en veux ! »

Ah ! La gueulante du matin… Arthur reste de marbre ; il est habitué.

« Y’a cassé la musique-réveil, compris… Yann, y’a con. »

Il a raison. Drôle de fratrie : un trisomique, et un con. Mais on s’aime quand même…

Bon, il est temps de se calmer. Je m’excuse hautainement auprès d’Arthur, et je me résous à me passer du reste de ma bolée « matinale »… Ca profitera aux rares micro-bestioles dans la tuyauterie de mon évier qui auront survécu aux rasades de javel quotidiennes. Dehors, le temps semble ensoleillé : ça pue le purin jusqu’ici ; il paraît que c’est très sain, l’air de la campagne… J’ouvre les persiennes ; gagné : il fait beau ! Quel détective je ferais !…

On est le 22 mai, la fête d’Emile. Si maman était là, elle m’aurait lâché un dicton du genre : « Soleil à la Saint Emile, le puits se fait de la bile ». C’est nul.

Dieu ait son âme.

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